Le chômeur heureux
- Molluscum Contagiosum
- 22 déc. 2016
- 5 min de lecture
Ce texte a été écrit en mars 2016, au début de mon chômage.
Trimestre après trimestre, si tenté qu'on suive un minimum l'actualité, on entend les nouveaux chiffres du chômage, les nouveaux échecs gouvernementaux pour certain-e-s observateur-rice-s, une évolution classique pour d'autres. On discute, on compare, on fait des schémas, des pourcentages, on délibère. La masse médiatico-politique observe le Monde réel sur ses balcons privés, en première classe. Comment sortir la plèbe de sa misère ? Comment trouver un emploi à ce-tte jeune qui ne semble réclamer que cela pour être heureux-se. Tout le monde veut sa part du gâteau de la consommation, apparemment.
Bon. Soit.

Je n'ai pas encore entendu les nouveaux chiffres. Trois millions et quelques en sommes. Mais je sais d'ors-et-déjà que je ferai parti de ce nouveau bilan chiffré, ce nouveau code barre symbole des chômeur-euse-s, des inactif-ve-s, des cas sociaux.
A moi les angoisses quotidiennes, les épluchures d'annonces, les achats des journaux dédiés, les longues heures derrière mon écran d'ordinateur, ouvrant les onglets, journée après journée, espérant trouver là le sésame à cette parenthèse, la clef à cette non-vie dans laquelle je dois errer, cette eau trouble dans laquelle je dois nager jusqu'à regagner la côte de « la vraie vie », la vie active quoi.
En réalité, et même si on balance à longueur de temps des témoignages de personnes en souffrance, je ne crois pas que ce soit une généralité. Je savais que ce changement de situation allait arriver depuis longtemps, et je n'ai pas cherché un nouveau contrat en amont, pour éviter cette période de chômage. A vrai dire, je l'ai acceptée, je l'ai attendue, je l'ai même vénérée cette fin de contrat. On dépeint toujours le chômage en tant que malédiction comme-si le travail rémunéré était une source de bonheur sans faille, tentant de rendre le salariat allant de soi, intrinsèque à la vie humaine, clé de voûte de l'épanouissement personnel. Pourtant tout un tas de gens se plaignent constamment de leurs emplois, du patron dictateur, des collègues trop ceci ou trop cela, de la fatigue, des trajets en voiture ou en train. La plupart des gens mettent toutes leurs énergies à gérer leur rapport à leur travail, toute la journée, pendant les longues heures au bureau, sur le chantier ou dans les transports. La fin de journée aussi, au bar, en comparant, échangeant, soufflant auprès de ses amis, offrant un temps d'écoute contre un temps de plainte.

Certain-e-s se jettent sur les cacahuètes et les pressions pour faire tomber la leur, de pression, d'autres se prosternent avec foi devant un-e professeur-e de sport, expiant leurs frustrations par la souffrance physique, chaque goûte de sueur venant faire oublier le stress de la journée. Certain-e-s encore, j'imagine, s'allongent devant Cyril Hanouna en fumant un joint pour passer à autre chose et changer de costume. J'espère quand même que d'autres arrivent à vivre en paix avec le fait de passer au moins 35 heures par semaine à faire quelque chose qui leur permettra, le reste du temps, de pouvoir faire toutes les choses qu'ils ont vraiment envie de faire.
Bon bien sûr je parle ici des gens pour qui le travail n'est pas une passion, qu'il-elle-s soient ouvrier-e-s, salarié-e-s, je parle aussi bien des pauvres gens, de la cariatide, des exploité-e-s quoi, mais aussi des auto-entrepreneurs, des artisans, des petits et grands patrons. Si en revanche tu aimes profondément ton travail, je suis heureux pour toi, vraiment.
Moi je n'aime pas l'idée d'être salarié, de faire tous les jours la même chose, de devoir me lever quoi qu'il arrive, de devoir remplir des « demandes de congés », de compter mes tickets restaurants. Mon métier n'était pas désagréable et je n'avais pas à me plaindre, vraiment. Comparativement parlant je veux dire, je n'avais pas besoin de me lever à cinq heures, je n'avais pas quelqu'un sur mon dos tout le temps, je faisais quelque chose qui avait du sens. Mais, malgré ça, je ne crois pas que nous soyons disposé-e-s à nous soumettre à un schéma répétitif et contraint, aussi mignon soit-il. Alors merde, pourquoi ma voix n'existe pas dans les médias ? J'ai le choix entre le ou la jeune qui pleure parce que personne ne veut lui donner un travail malgré ses diplômes, si ce n'est Mcdo, ou le décroissant-e qui vit entre ZAD, fermes et camion. A oui, il y a aussi l'assisté-e fainéant-e qui a envie qu'on lui donne de l'argent pour jouer aux jeux vidéos et boire des bières tranquillement.
A la rigueur c'est de lui-elle dont je me sens le plus proche, de l'assisté-e, du paria, de celui-lle qui n'a pas envie de jouer le jeu de la société mais qui a quand même envie de profiter de ce qu'elle propose. J'ai l'impression qu'on n'a pas vraiment le choix, qu'on doit rentrer dans le système pour profiter des belles choses qu'il offre, ou qu'on doit y renoncer totalement et vivre en communauté au maximum autarcique. Merde. Moi qui avait envie de passer du temps en terrasse à boire des thés en hiver et des bières en été, de passer du temps libre de toute contrainte et de stress avec mes ami-e-s, de baiser en plein après-midi… Il semblerait que ce ne soit pas possible. Je dois produire. Produire ou fuir.

Pourtant j'ai envie de faire plein de choses, plus ou moins utiles pour la société, pour les autres atomes de ce corps social. J'ai envie de lire tous les classiques de la littérature, de philosophie, de sociologie, pour mieux comprendre ce qui m'entoure, pour m'ouvrir l'esprit. J'ai envie de débattre, d'écrire, de réfléchir à améliorer les choses. J'ai envie de faire de la politique en sommes, enfin de la vraie politique, de m'occuper de la vie de la cité quoi. J'ai envie d'aider des associations à repeindre leurs locaux, de faire des maraudes, de faire des projets collectifs. J'ai même créé une association d'éducation populaire. Et je pourrais passer des heures à réfléchir à des démarches, proposer des temps de réflexion, débattre… Honnêtement. Mais de là à en vivre, on doit franchir des portes, on doit remettre le doigt dans l'engrenage, demander des subventions, de l'argent, courir après, mettre de l'énergie dans la survie plutôt que dans les projets… Le cercle reprend, on redevient aliéné au système, à la production d'un salaire, « le pistolet de la survie sur la tempe » comme dirait Frédéric Lordon. Avant-hier j'aidais une amie à obtenir sa prime d'activité (sur le site de la CAF). Elle y aura le droit, mais moi non, alors que nous gagnons plus ou moins la même chose. Prime d'activité. Moi je n'ai pas d'activité. En fait si, j'ai plein d'activités, mais celles-ci ne comptent pas. Donc j'ai compris l'intérêt de ce genre de prime : encourager les gens à prendre des emplois précaires de merde mal payés plutôt que d'embrasser une carrière de chômeur-se. Et bien oui voyons, puisque si le but était simplement bienveillant, instaurant une sorte de « salaire nécessaire à la survie » pour tout le monde, j'y aurais le droit aussi, moi le chômeur.
Et puis je me suis mis à extrapoler. Peut-être qu'après tout, un chômage fort permettait aux dominant-es de nous tenir à disposition, petits animaux nourris à la peur que nous sommes. Je ne m'attarde pas, j'ai déjà suffisamment donner d'arguments pour qu'on me traite de gauchiste.


Mais bon, je n'ai pas vraiment le choix, je vais profiter un maximum de ce temps de travail libre (comme dirait Bernard Friot) que la société m'offre en contre-partie de l'aliénation que j'ai tolérée pendant trois ans, profiter pour lire, écrire, faire mon sport le matin, cuisiner, marcher, écrire des projets pour mon asso, me coucher tard, repoussant le plus possible le moment où mes droits vont décroître et où je vais devoir baisser la tête et me soumettre au fonctionnement apparemment naturel des choses.
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