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Merci mais non merci...

  • Erèbe
  • 9 déc. 2016
  • 9 min de lecture

A la rédaction du Torchon on aime donner notre avis - tout particulièrement quand personne ne nous le demande - et dénoncer de temps à autre les petites (et grandes) épines plantées dans le pied de notre société post-capitaliste. Cependant, avant d’entamer les hostilités, une clarification s’impose. La rubrique « vous reprendrez bien un peu de précarité ? » n’a pas pour but de fournir des articles de fond mais plutôt d’offrir une collection de témoignages et d’anecdotes dont le dénominateur commun est la précarisation de nos quotidiens.


Pour ce premier témoignage le protagoniste principal, la victime en quelque sorte, est simple à identifier puisque c’est celui dont vous lisez actuellement la modeste prose. Le coupable est quant à lui un habitué du banc des accusés, un « démotivateur » en série, un multirécidiviste responsable de la ruine partielle ou totale des nombreux espoirs qui reposent sur ses épaules : l’Education Nationale. Symbole de la sclérose étatique du pays pour les uns, garante de l’égalité de tous devant l’accès au savoir pour d’autres, l'Education Nationale est depuis son apparition au cœur de débats passionnés mêlant enjeux politiques, économiques et sociaux. L’idée n’est évidemment pas ici de retracer une histoire de l’éducation en France ou de réfléchir aux rapports entre l’école, le pouvoir et la religion au fil des siècles. Je n’ai ni les compétences ni l’envie de me lancer ici sur ces sujets. Vous aurez cependant l’occasion de vous en rendre compte, le Torchon a ce qu’on pourrait appeler une dent contre l’Education Nationale, Educnat’, ou EN pour les intimes. Et force est de constater que nous ne parlons pas ici d’une inoffensive dent cariée dont un simple plombage aurait fait taire toute véhémence. Rien à voir en somme avec ce fameux jour perdu au milieu des années 1990 où vous avez été la risée de la classe suite à un passage au tableau pour résoudre une équation ; ou même de cette humiliation que vous avez ressentie lorsque votre enseignant préféré vous a grillé le cahier sur les genoux pendant une évaluation. Nous avons tous plus ou moins connu ce genre de déboires et nonobstant le côté désagréable de la chose cela n’a pas, pour ma part en tout cas, engendré un dégoût de l'école. Si l’on poursuit la métaphore, il serait plutôt question ici d’une lointaine infection gingivale, à l’origine bénigne, mais qui se serait tranquillement développée au fil des années, lente et sournoise, pour finalement muer en une rage de dent carabinée à s’en faire sauter les ratiches.


En somme, je dois le confesser, les racines de ce témoignage sont solidement ancrées dans un terreau de déception que seul peut connaître un cœur blessé qui a finit par haïr l’objet de son amour à force de ce qui pourrait s’apparenter à un cocufiage intensif. Vous l’avez sûrement compris : pour ce premier témoignage, je laisserai temporairement de côté mon expérience en tant que « client » de notre système éducatif. Nous n’évoquerons pas pour l’heure la question du bien fondé de notre éducation, du formatage intellectuel mis en place par l'école ou a contrario de l’investissement sincère et viscéral d’une partie non négligeable de ceux qui y dévouent leurs vies. Le premier pavé ce n’est donc pas un élève meurtri qui le jettera dans la marre mais un enseignant, ou plutôt un ancien enseignant, pour l’instant en tout cas, enfin bref…

De prime abord on pourrait se dire que le gars abuse de cracher dans la soupe puisqu’il s’agit d’un prof. Cependant voilà, si cette soupe en question m’a nourri pendant plusieurs années le fait est que je n’ai jamais eu l’occasion de manger à table avec les adultes, comme condamné à dîner sur la table du salon avec les gamins. Si j’ai enseigné pendant à peu près quatre ans dans différents collèges, je l’ai fait en tant que vacataire/contractuel/maître auxiliaire ; autant de dénominations différentes alors que je faisais exactement le même travail : bienvenue dans le monde magique de l’EN. En effet je n’ai jamais eu le concours permettant de devenir titulaire d’un poste. Je l'ai pourtant passé plusieurs fois : CAPES/CAFEP/CAER, encore beaucoup d’acronymes très sympa alors qu’il s’agit d’exercer le même métier mais dans des conditions différentes. Je ne tenterai pas de nier ici la réalité de la blessure d’ego lorsque vous êtes recalé à un examen mais je dois également préciser que ces « échecs » m’ont toujours semblé somme toute relatifs au vu du manque de motivation dont j’ai fait preuve pour décrocher le « précieux sésame » qui m’apparaît depuis longtemps comme étant un cadeau empoisonné. Franchement : être reçu au concours, se retrouver à exercer n’importe où en France parfois presque du jour au lendemain (quand vous avez effectué en ligne vos six choix d’académies vous avez colorié la moitié du pays !!) ; être désormais certain de voir votre carrière professionnelle ponctuée de temps à autre par l’obtention d’un échelon supplémentaire au grès des inspections et notes administratives ; être presque sûr de faire ce boulot toute votre vie en ayant peur de devenir cet archétype de vieux prof’ aigri que vous avez forcément connu dans votre scolarité et que j’ai personnellement mainte fois croisé lors de mes remplacements…J’ai toujours eu du mal à percevoir ce concours comme autre chose qu’une prison dorée.

Je m’écarte cependant de mon objectif initial, à croire que lorsqu’il s’agit d’aborder ma relation à l’EN je m’emballe autant à l’écrit qu’à l’oral. Venons en donc aux faits. Dans un premier temps il est clair que la possibilité d'exercer le métier de ses rêves - oui c’était et c’est peut être encore le cas - sans avoir besoin du concours est clairement une aubaine. Du jour au lendemain (les formalités sont presque inexistantes avec un minimum de motivation) vous devenez enseignant. Vous avez vos classes, votre salle, du matériel en général satisfaisant et vous aimez ça… Même les réunions qui sont généralement des simulacres de débats comme les conseils de classe et les « réunions parents profs » vous passionnent. Ainsi au cours des premiers mois, voire des premières années, vous flottez sur votre petit nuage.


Malgré l’enthousiasme du débutant, vous savez néanmoins qu’en tant qu’intermittent du spectacle votre participation à la vie de l’établissement expirera tôt ou tard. En effet, si vous exercez le métier d’enseignant et en endossez les responsabilités, vous n’avez aucune garantie quand à votre avenir. Cela arrive d’ailleurs de ne pas savoir si vous travaillerez la semaine suivante, la reconduite de votre contrat pouvant dépendre de l’éventuelle prolongation du congé maladie d’un titulaire par exemple. De toute façon la plupart du temps vous travaillez sans avoir préalablement signé de contrat. Il m’est arrivé de quitter des établissements avant même d’avoir pu obtenir un contrat de travail. Mais lorsque vous allez au rectorat pour faire valoir vos droits on vous explique que tout cela est tout à fait normal et habituel - à défaut d’être légal me semble-t-il... Quoiqu’il en soit, cela finit par arriver : votre contrat prend fin. A cet instant, vous pensez donc effectuer les démarches afin d’être indemnisé financièrement le temps que l’on vous propose un nouveau poste. En général il ne se passe d’ailleurs que peu de temps avant que l’on vous recontacte tant le recours aux suppléants est devenu une habitude.


« Pour les absences de longue durée les remplaçants sont des TZR (titulaires des zones de remplacements) mais aussi des contractuels CDI et CDD ce qui permet de maintenir un taux d'efficacité élevé. L'appel à des contractuels a en effet été une solution très utilisée ces dernières années pour compenser les suppressions massives de postes : entre juin 2006 et juin 2012, le nombre de contrats à durée déterminée dédiés au remplacement a augmenté de 63%. »[1]


Malgré cela, comme vous ne pouvez pas être certain que l’on vous recontacte immédiatement vous allez vous inscrire/réinscrire chez l’ami Pôlo. Et la vous pénétrez dans le vortex. Une précision un peu technique s’impose ici. Si cela n’a pas toujours été le cas, désormais l’indemnisation des suppléants n’est plus directement gérée par le Pôle Emploi mais bien par votre ancien employeur, à savoir le rectorat de votre académie. Et c’est alors que vous prenez conscience d’une nouvelle particularité inhérente à votre statut de remplaçant/suppléant (vous en aviez déjà relevé plus d’une notamment sur votre fiche de paye). Pour faire simple le Pôle Emploi prend en charge la gestion de votre dossier, de vos rendez-vous et de vos actualisations. Le rectorat quant à lui verse le montant de vos indemnités mais selon un fonctionnement quelque peu différent du statut d’un demandeur d’emploi lambda. Prenons un exemple concret. Si vous avez perdu votre poste au premier janvier, vous ne serez indemnisé qu’à partir de la fin février et votre indemnité vous sera versée en deux fois. Ainsi, fin février vous toucherez 80% de votre indemnité de janvier ; puis fin mars vous percevrez le complément de 20% correspondant au solde du mois de janvier ainsi que les 80% du mois de février et ainsi de suite... Au final et d’un point de vue strictement financier vous n’aurez touché, avant la fin de votre troisième mois sans emploi, que 80% de votre première indemnité, laquelle ne porte d’ailleurs pas sur un mois complet puisque la semaine de carence entre l’inscription en tant que demandeur d’emploi et l’indemnisation est de vigueur. La rémunération des remplaçants étant bien inférieure à celle des titulaires, la somme avec laquelle vous êtes censé vivre durant cette période se révèle très insuffisante. Pour ma part, ayant perdu mon poste au premier septembre, j'ai touché 710 euros fin octobre avec lesquels j'ai du subvenir à mes besoins de septembre, octobre mais également du mois de novembre (c’est seulement fin novembre que j’ai perçu le solde de septembre accompagné de l’acompte d’octobre). Évidemment durant cette période vos loyers, factures et crédits n’ont pas subi la même distorsion temporelle et il y a de fortes chances que vous vous retrouviez tout simplement dans la merde.

A cela s’ajoute la joie du doublement des démarches administratives car si le Pôle Emploi gère effectivement vos actualisations, il doit ensuite les faire parvenir au rectorat afin que vous puissiez être indemnisé. Sauf que les deux services semblent avoir quelques problèmes de communication. Pour ma part cela fait trois mois que j’effectue physiquement la liaison entre ces deux mastodontes administratifs incapables de communiquer alors qu’à peine 500 mètres les séparent. Le pire étant que ce climat d’incertitude vous maintient dans une sorte de peur, d’angoisse du document manquant qui retarderait une nouvelle fois l’arrivée du virement vous permettant de manger.

Comment justifier ce statut particulier qui s’applique aux enseignants contractuels ? Un esprit pervers y verrait certainement le moyen de maintenir sous pression une réserve de main d’œuvre serviable, motivée et peut être moins syndiquée que celle des enseignants titulaires. En effet, lorsque vous n’avez presque rien gagné durant près de trois mois oserez vous refuser une suppléance de quelques jours à l’autre bout de l’académie ? Est-ce la un moyen de s’assurer la docilité de travailleurs qui sont déjà rémunérés à coup de lance-pierre ? Non ce n’est pas possible. Et pourtant si. Je l’ai rapidement compris lorsque le rectorat m’a appelé pour m’indiquer que je ne pourrai pas être indemnisé car je n’étais plus inscrit comme « enseignant disponible » sur les différentes bases de données prévues à cet effet ?


A partir de cet instant nul besoin d’être paranoïaque pour avoir la nette sensation qu’on est en train de me pousser dans mes retranchements, de peur de me voir déserter le champ de bataille, prêt à me faire passer en cour martiale et fusillé au champs du déshonneur. Qu'en est-il alors si je veux descendre du manège? Faire valoir mon droit à la formation ou tout simplement prendre le temps de penser à un changement de carrière ? Dès lors il me faut faire comprendre à l’administration qui semble s’arroger le contrôle des cordons de la bourse que je ne veux plus de cette situation, de ce demi-métier ; ou plutôt de ce métier entier mais malheureusement baignant dans un flou artistique complet.

Marre d’être cet enseignant qui n’en est pas un car selon toute logique : si je n’ai pas eu ce concours cela signifie que je n’ai pas les compétences nécessaires et dans ce cas là pourquoi me laisser enseigner ? Pas facile d’ailleurs à expliquer à vos élèves ou à leurs parents que vous êtes un professeur comme les autres à la différence que vous n’avez pas obtenu votre concours! Qui aurait envie de se faire opérer par un chirurgien qui vous dirait «je connais le boulot pas de problème, cette opération je l’ai pratiquée cent fois, le seul hic c’est que je n’ai pas mon diplôme de médecine».

Marre aussi d’exercer ce métier dans une sorte de brume mystérieuse ; pensionnaire anonyme d’une base de données attendant qu’on m’appelle pour que je me rue sur quelques heures disponibles au sein d’un établissement perdu dans un bled dont je n’avais jamais entendu parler.

Education Nationale, je rejette donc l’arbitraire de tes concours et leur parfaite déconnexion avec l’exercice réel de la profession, je rejette également la charité nullement désintéressée dont tu fais preuve en ayant permis, à moi comme à tant d’autres, de s’essayer au métier d’enseignant, d’essayer de faire partie de ce titanesque travail collectif que doit être l’éducation. Merci mais non merci...

[1] http://www.education.gouv.fr/cid83083/l-organisation-du-remplacement.html






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