Une goutte… de gaz lacrymogène ?
- Enora Chopard
- 14 févr. 2017
- 10 min de lecture

Mardi 14 Juin dernier j’étais à Paris, et je voulais aller manifester. Je voulais aller manifester parce que depuis 3 mois ce gouvernement tente de faire passer en force une loi à laquelle des milliers de français-e-s disent non. Je voulais aller manifester parce qu’au delà de la contestation de cette loi, depuis 3 mois un peu partout on passe la nuit debout, ou à défaut d’aller jusque là on relève la tête quelques minutes, quelques heures ou pour de bon, parce qu’on n’est plus tout seul. C’est un mouvement qui est loin d’être parfait, car sa beauté comme sa faiblesse est d’être, ou d’avoir été, spontané, mais il existe bel et bien. Il existe aussi parce que ça ne fait bien sûr pas seulement 3 mois qu’on se soulève, parce qu’en toile de fond il y a quelque chose qu’ils ne comprennent pas, qu’ils-elles ne peuvent pas saisir. Il y a une prise de conscience collective et durable que ce monde qu’ils-elles nous imposent n’est pas le notre, qu’on nous a menti, que nous valons mieux que ça.
Donc je voulais aller manifester pour hurler, chanter, danser tout ça, pour ressentir un peu de la force de cette énergie collective qui flotte toujours autour des rassemblements. Ca faisait plus d’un mois que j’étais revenue de Ende Gelände (j’aurais l’occasion d’en reparler plus tard) et ça me manquait de ne pas crier à l’unisson qu’ « on ne lâche rien » ou que « we are unstoppable another world is possible » ! Et puis, c’est vrai qu’on parlait beaucoup de violences policières, d’un climat assez flippant sur Paris, mais moi du haut de ma non-violence affirmée, de mes souvenirs des manifs du CPE et de ma défiance du tout-médiatique je n’avais pas vraiment peur à l’idée d’aller voir ça de mes propres yeux. « Un rassemblement national, international même, de cette ampleur, ça ne se manque pas de toutes façons, et puis plus on est nombreux plus on est forts. » En rejoignant le cortège des « autonomes » (1) comme on dit, j’ai traversé les cortèges syndicaux, j’ai vu des gens qui venaient de la France entière, des drapeaux de toutes les couleurs, j’ai entendu des discussions enflammées, des slogans, une vingtaine de chansons de Renaud ou de HK, des éclats de rire. Jusque ici tout allait bien, j’étais abasourdie par le nombre de personnes autour de moi, par la puissance de cette foule qui s’apprêtait à marcher jusqu’aux Invalides. Et j’ai rejoint mes ami-e-s qui se trouvaient vers l’avant pleine d’enthousiasme. Je sortais d’un entretien d’embauche alors je n’étais pas vraiment préparée/équipée pour ce qui allait suivre, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qui allait suivre justement, alors je ne m’en inquiétais pas plus que ça. C’est vrai que tout autour de moi la plupart des gens étaient masqués, casqués, imperméabilisés et que parmi elles/eux beaucoup étaient des « médics » donc équipé-e-s de trousses à pharmacie bien remplies. Mais encore une fois, même si j’avais en remarquant tout ça un petit pincement dans la poitrine, celui qui dit « eh fais attention à toi quand même », j’essayais de le faire taire. Parce que merde, j’avais le droit d’être là moi aussi, et que je ne voyais pas pourquoi le fait de ne pas avoir les bonnes chaussures ou mes lunettes de plongée allait m’empêcher de pouvoir m’exprimer aux côtés de celles et ceux dont je me sens finalement la plus proche (2) dans cette grande et vaste lutte.
Le cortège s’est ébranlé, et de chaque côté de la rue j’ai vu des dizaines de CRS qui se déplaçaient en rangs serrés. Amusante, cette image de pas-chassés de cuirasses ? Pas vraiment, au final, puisque la tension était de fait de plus en plus palpable au sein du cortège. Je ne sais pas combien nous étions, pour la simple et bonne raison que je n’ai pas compté alors je ne m’avancerais pas, en tout cas nous étions apparemment assez nombreux-ses pour être au cœur de l’attention des forces de l’ordre présentes en nombre plutôt conséquent ce jour là à la capitale. Bon, nous avancions donc, escortés de part et d’autre du cortège, les visages déterminés, le pas sûr malgré la boule dans le ventre, fier et merveilleux mélange de volontés (3). Et puis tout a basculé.
Quelqu’un est monté sur un lampadaire pour casser une caméra de vidéosurveillance. A peine avons-nous eu le temps d’applaudir -eh oui, les caméras de vidéosurveillance, on ne le dira jamais assez, c’est un instrument de SURVEILLANCE, dictatorial donc, pas de sécurité- ou de protester -parce que certain-e-s considéraient de manière tout à fait légitime que c’était une provocation- le ciel s’est rempli de projectiles qui répandaient quelques secondes plus tard du gaz lacrymogène parmi la foule. Le gaz lacrymogène ce n’est pas très agréable, si l’on n’est pas protégé on ne voit vite plus rien tant les yeux se remplissent de larmes, on ne peut plus respirer, chaque parcelle de peau touchée nous brûle, et puis il y a le bruit et la peur de s’en prendre un récipient sur la tête puisqu’ils sont lancés au milieu de la foule, bref, c’est un des moyens les plus sûrs de créer de la panique, et donc, des débordements. Surtout lorsque l’on parque des centaines ou des milliers de personnes avant de les en asperger copieusement.
A partir de là, nous avons mis 3h30 à arriver jusqu’aux Invalides, en suivant un trajet de 20 minutes d’après mes ami-e-s parisien-ne-s. Je n’ai pas honte de l’affirmer, parce que je voudrais que chacun-e prenne conscience de ce qu’il s’est passé ce jour là : pendant ces 3h30 et les 2h qui ont suivi aux Invalides, j’ai eu PEUR. J’ai eu peur comme jamais, au point qu’en écrivant ces mots j’ai les larmes aux yeux et le cœur qui s’accélère. Au point qu’en me couchant le soir après avoir traîné mon corps lourd dans la chaleur d’une maison amie, la seule chose que j’entendais en fermant les yeux c’était des explosions, que j’ai sursauté chaque fois que l’amie près de moi toussait. Au point que cette journée a définitivement effacé l’idée que je me faisais de mon pays des droits de l’homme. J’ai eu peur d’être blessée, j’ai eu peur parce qu’entre deux jets de lacrymos je n’arrivais presque plus à ouvrir les yeux pour essayer de ne pas recevoir une grenade ou une bombe sur la tête, pour retrouver des visages ami-e-s ou pour ne pas tomber dans un mouvement de foule. J’ai eu peur parce qu’autour de moi cette foule se pressait, parce qu’elle s’écartait pour signaler des blessés, appeler au secours les « médics », parce qu’il y avait du sang, beaucoup de sang, un peu partout. J’ai eu peur parce qu’avec moi il y avait mon petit frère et sa copine, et que je ne pouvais rien faire pour les mettre à l’abri.
Et surtout, j’ai eu peur parce que tout ça, et malgré tout ce qui aura été ou sera dit sur cette journée à l’avenir, avait été clairement pensé et orchestré par nos responsables politiques. Vous savez, quand on dit à une victime de violences conjugales (4) qu’elle n’a pas à s’en vouloir, que rien n’est de sa faute, qu’il ne faut surtout pas qu’elle pense une seule seconde que la violence qu’elle a subie était légitime, que quoi qu’elle ait pu dire ou faire RIEN NE JUSTIFIAIT cette violence. C’est ce que je me répètes chaque jour depuis ce 14 juin. Car rien ne justifiait la manière dont nous avons été traités par les CRS ce jour là. Rien ne justifiait que nous ne puissions même plus sortir du cortège, nous déplacer librement. Rien ne justifiait que nous soyons mis en cage comme des animaux, poussés à bout, attaqués par des corps armés, plus puissants que nous. Que nous soyons traités comme une menace, un danger, alors que toute cette violence ne venait pas de notre côté et que rien n’aurait dégénéré de la sorte si nous n’y avions pas été OBLIGES par nos instincts les plus primaires de protection. Très peu parmi nous allaient de fait à l’affrontement en jetant des projectiles sur les lignes de police.
Très.
Peu.
Dans cette foule nassée et persécutée par des uniformes des dizaines imploraient, bras levés, pressés contre les boucliers, de pouvoir s’éloigner des affrontements, d’être mis à l’abri. Des dizaines n’avaient pour seule « arme » qu’un vaporisateur d’anti-inflammatoire pour les visages rougis et des pipettes de sérum physiologique. Des centaines ne cherchaient qu’à s’éloigner des lieux de combat direct ou à venir en aide à celles et ceux qui avaient été victimes, de manière plus ou moins grave, de cette émeute créée de toutes pièces par les forces de l’ « ordre ». Et personne ne pouvait s’échapper.
Quelque part, on avait décidé que ce jour là nous serions une menace pour la société, que nous deviendrions un exemple de personnes dangereuses donné au reste du monde dans les médias. Que si cela ne venait pas de nous (ce qui ne serait jamais arrivé), on nous pousserait à le devenir, et que si nous ne le devenions pas, on nous réprimerait si violemment que toute personne qui n’aurait pas vu les choses de ses propres yeux penserait que nous l’avions bien mérité.
J’ai longtemps blâmé les « casseurs » moi aussi, eh oui, même en me disant « en lutte » et révoltée, j’ai longtemps pensé et affirmé que « ces gens là » discréditaient la cause, qu’elles-ils ne savaient pas pourquoi elles-ils étaient là. J’ai longtemps écouté ce qu’on me disait à la radio et à la télé et je me serais sans doute offusquée qu’on brise les vitres d’un hôpital pour enfants. Je ne veux même plus aujourd’hui savoir qui ont été les coupables de cette casse, je ne veux même plus vraiment être dissociée de celles et ceux qui utilisent la violence pour s’exprimer. Parce que la vraie casse se trouve à l’intérieur de ces hôpitaux et se décide dans des bureaux calfeutrés et des assemblées séniles. Que la vraie violence vient d’en haut et que sa plus grande force est de nous diviser alors même que nous en sommes tou-te-s victimes et qu’au fond de nous, nous le savons très bien.
Je ne cherches pas à travers ces lignes à justifier la violence. Je reste persuadée que le grand combat que nous mènerons collectivement au cours de ce XXIè siècle doit être non violent. Pour la simple et bonne raison que nous valons mieux, tellement mieux qu’eux. Que nous ne changerons pas le monde en jouant avec leurs règles, en nous abaissant à leur immoralité abjecte et leur non respect de la vie sous toutes ses formes. Que notre force viendra du nombre, de la puissance de l’espoir et des rêves. Que la bienveillance, l’amour et la solidarité sont les meilleures armes que nous avons, puisque c’est cela même qu’ils veulent anéantir. Puisqu’ils essayent de tuer la pensée, la liberté d’esprit, la conscience du tout, c’est en les préservant et en les clamant haut et fort que peut-être dans des dizaines de mois ou d’années l’humanité dans sa globalité pourra vivre en harmonie sur cette merveilleuse petite planète bleue.
En revanche, je voulais témoigner à ma manière de cette journée dont j’ai encore du mal à croire qu’elle s’est passée ici parce que ce que j’y ai vu était très grave. Je sais que peu de gens liront ce texte et que parmi elles-eux beaucoup penseront que j’exagère, que tout cela n’est qu’un événement mineur, que je suis trop sensible ou que sais-je encore. C’est sans doute un peu vrai, puisque ce texte est bien sûr totalement subjectif. Mais je crois qu’il est temps de se poser les bonnes questions malgré tout. Est-ce justifiable que nous soyons traités de cette manière pour le simple fait d’être descendus dans la rue dire à notre manière notre opposition au système ? Est-ce justifiable que les forces de police ne soient plus là pour protéger la population mais pour la mettre en danger, même si ce n’est qu’un petit nombre de gens ? Que celles et ceux qui leur donnent des ordres décident qu’un groupe d’opposant-e-s serait réprimé violemment et stigmatisé de la sorte ?
De tels abus de pouvoir ont déjà existé dans l’histoire. Ça commence toujours par toucher de petits groupes marginalisés, et puis un matin on se réveille et on est privé de la liberté de s’exprimer ou de s’opposer. On n’a rien vu venir, parce qu’on ne l’a pas vraiment voulu ou qu’on a écouté les coupables plus que les victimes. On n’a pas lutté. Et là c’est une toute autre affaire. Nous n’en sommes pas encore là, et puis ça arrive toujours ailleurs, surtout pas chez nous ? A vous de choisir ce que vous avez envie de croire. Personnellement, je n’accepterais pas de rentrer dans le rang, quel qu’en soit le prix, et je crois que nous avons tout intérêt à nous donner la main pour leur montrer que nous ne nous laisserons pas faire.
Parce que nous avons tou-te-s le droit à la révolte(5).
(1) La dernière fois que j’ai vérifié, dans le dictionnaire on pouvait lire Autonome : Se dit de quelqu’un qui a une certaine indépendance, qui est capable d’agir sans avoir recours à autrui. J’y ai d’ailleurs personnellement toujours vu un sens mélioratif. On pense aussi bien sûr au mouvement autonome. Je ne m’étendrais pas sur le sujet ici mais sachez que, contrairement à ce qu’on veut bien nous faire croire aux « Informations », celles et ceux qui s’en réclament ou s’y retrouvent ont chacun-e des raisons différentes de le faire et celle de la violence gratuite est une des rares qui n’existe pas, ou très peu. Bref.
(2) Cette idée est assez nouvelle pour moi et elle est le fruit de pas mal de réflexions sur la « violence », la révolte et surtout sur l’urgence et la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Elle n’est pas arrêtée ni excluante, elle est aussi éphémère et durable que n’importe quel sentiment d’appartenance.
(3) Bien sûr, parmi nous, certain-e-s avaient prévu d’en découdre. Certain-e-s cherchaient le combat. Je reviendrais sur ce point plus tard, car il n’est pas à prendre à la légère ou par dessus l’épaule, et les raisons d’aller à l’affrontement direct sont aujourd’hui bien trop valables et complexes pour que j’essaye d’en écrire quelques mots sans interrompre totalement ce récit.
(4) Cette comparaison n’est sans doute pas très heureuse et j’espère sincèrement n’offusquer ou ne faire de mal à personne en l’utilisant, je le fais parce qu’elle me parle et me touche.
(5) « Le Congrès est d’avis que les actes de révolte, surtout quand ils sont dirigés contre les représentants de l’Etat et de la ploutocratie, doivent être considérés d’un point de vue psychologique. Ils sont les résultats de l’impression profonde faite sur la psychologie de l’individu par la pression terrible de notre injustice sociale. (…) On pourrait dire, comme règle, que seul l’esprit le plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de profondes impressions se manifestant par la révolte interne et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte peuvent être caractérisés comme les conséquences sociopsychologiques d’un système insupportable ; et comme tels, ces actes, avec leurs causes et motifs, doivent être compris, plutôt que loués ou condamnés. »
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