Crise de foi
- Molluscum Contagiosum
- 5 févr. 2017
- 8 min de lecture
Apparemment je suis devenu vieux, officiellement, comme si j'étais irrémédiablement censé prendre la place que chacun se doit de prendre sur l'échiquier social. On ne dirait pas forcément comme ça, j'ai l'air d'avoir encore toute la hargne et l'espoir qui caractérisent la jeunesse, avec ma gueule de jeune gauchiste du centre-ville. Mais en fait j'ai vieilli, j'ai du mal à l'avaler, mais j'ai franchement vieilli. Je me retrouve du côté de ceux qui n'y croient plus, de tous ces vieux désabusés qui savent à l'avance que les promesses n'engagent finalement que ceux qui y croient.
Je me réveille un matin en me demandant pourquoi j'ai lu des milliers de lignes d'articles, pourquoi j'ai regardé des heures et des heures de vidéos sur Youtube, pourquoi j'ai créé une association, un journal, pourquoi j'écris, pourquoi je m'insurge, pourquoi j'essaie de comprendre. Libéralisme, Capitalisme, Gauche, Droite, Europe, Union-Européenne, Commission Européenne, Néo-Libéralisme, Ordo-Libéralisme, Écologie, Écologie-Politique, Écocitoyenneté, Eco-responsabilité, Marché du travail, Géopolitique, Syrie, Liban, Palestine, Yémen, Irak, Afghanistan, Guerre du Golf, Guerre froide, Daesh, Poutine, Trump, Bachar, économie, racisme, laïcité, libéralisme, libéralisme, libéralisme. Ça ne s'arrête jamais en fait. Toujours plus de choses à comprendre, à déconstruire, contre lesquelles se battre, pour lesquelles se battre, des sigles à déchiffrer, le CETA, le TAFTA, le CIGEO, la NSA, l'UE, l'ECU, le SME. Toujours plus de colère, de haine, de déception, d’incompréhension.

De l'eau sur le visage, des petites claques sur les joues, tu te regardes dans le miroir et tu te fais une leçon, tu t'engueules même un peu. « Putain mec, c'est quoi ce négativisme là ? Tu veux faire le mec engagé qui se morfond devant le monde qui dépérit ? C'est quoi cet effet de style, là ? T'es engagé, t'es motivé, tu y crois, non ? T'as la foi encore ? On peut changer les choses, on peut prendre le pouvoir, on peut faire une révolution, non ? » Bah non en fait. Je ne suis peut-être pas négatif là, j'ai peut-être juste une crise de lucidité qu'il va falloir faire taire pour continuer. La force du libéralisme c'est d'ailleurs sans doute ça, se rendre indispensablement apprécié par ceux qui le subissent, sous peine de s'en faire exclure, ou de s'en exclure soi-même. « Tais-toi ! Il ne fait pas beau, c'est l'hiver, c'est une phase, ça va passer, la cohérence ça se construit, c'est un long processus, t'es trop exigeant, calme-toi, détends-toi, regarde un film cool, roule un pétard ». Attends un peu que je tombe amoureux et que j'aie envie d'avoir des gosses, tu vas me dire quoi ? Que c'est cool aussi, que c'est normal, que je le MERITE peut-être ? « Tu peux élever des gosses en étant cohérent avec tes valeurs, tu sais... ». Ferme ta gueule et laisse-moi dans ma phase de haine.
Assis devant l'ordinateur, tu allumes ton Facebook sans même te rendre compte que c'est déjà un mauvais réflexe. Le mal que tu prétends combattre est partout, tu pues le capitalisme mec, tu ne le remarques même plus. Tu bois un café qui a parcouru des milliers de kilomètres et qui ne t'a quasiment rien coûté, tu ouvres trois onglets, Facebook donc, Gmail et Youtube, tu envoies des mails révoltés à tes camarades, et tu zones sur les profils de gens que tu ne connais même pas. Tes parents voulaient détruire les murs, toi tu y postes des articles. Tu regardes les actualités, tu comprends que tout est dramatique et que ça va être difficile de hiérarchiser tout ça, toutes les causes, toutes les souffrances, toutes les atrocités. Tu souffles un peu, tu regardes les soldes sur Asos, pour finalement y retourner un peu. Tu lis les programmes, tu compares Mélenchon et Hamon, tu likes, tu partages, tu crois te construire une opinion.

On doit tous être là-dedans j'imagine, on veut avoir des belles valeurs qu'on porte en étendard en buvant de la bière à 7 euros et en refaisant le monde dans nos zones de confort respectives, on veut avoir l'envie d'oublier que l'on sait ce que l'on sait, l'envie d'oublier que bien que l'on sache ce que l'on sait, on n'a toujours pas accueilli de migrants chez soi, ou de SDF, qu'on n'a pas jeté notre Iphone dans la Seine, qu'on n'a pas acheté de produits locaux, qu'on a toujours envie de s'acheter la veste Levi's à 130 euros, qu'on va prendre l'avion 3 fois dans l'année. On se dit qu'on n'est pas vraiment cohérent mais que c'est dur d'être cohérent, que c'est déjà bien d'être végétarien, on se dit qu'on a dit non à Uber, qu'on se soulève suffisamment, qu'on n'est pas des vendus, qu'on se bat. On doit tous être partagés entre l'envie de vivre ici quand même et l'envie de s'en aller loin, de vivre en dehors de toutes nos incohérences. Mais très vite on pense au bail de l'appartement qu'on devrait rompre, au travail duquel on devrait démissionner, au manque de 3G, au plaisir de dépenser son argent dans l'alcool tous les week-ends, à tout cet inconnu qui nous tend les bras si on partait vraiment, toutes ces démarches, tous ces risques, ce manque de confort, cette solitude. J'imagine qu'on est tous comme ça. On veut que le monde change mais on veut continuer de regarder Game of Thrones le dimanche soir en streaming en mangeant des sushis.
"Tes parents voulaient détruire les murs, toi tu y postes des articles"
Le mec il craque totalement en fait. Il a trop regardé de vidéos peut-être, non ? En tout cas il a raison sur le fait que ce n'est pas totalement évident de se sentir cohérent tous les jours, voire toute la journée quand on y réfléchit bien. Il se dit forcément qu'il va y arriver, mais il doit bien se rendre compte que sa vie ne compte pas tant que ça et qu'elle va filer à une vitesse excessivement rapide, trop pour qu'il ait l'impression que les choses ont vraiment changé. Il espère un truc mais dans le fond il n'y croit pas beaucoup.
Mais nous non plus d'ailleurs, nous n'y croyons pas. Nous sommes là à nous organiser, à faire des petites réunions et des petites actions, mais nous savons qu'il faudrait un miracle pour être les témoins d'un monde qui nous fait rêver. Et attendez un peu que nous soyons au pouvoir, que la révolution ait eu lieu. Nous serions sans doute les premiers à nous entre-tuer pour une histoire de quiproquo à la con. Nous, les gauchistes, les communistes, les anarchistes, les socialistes, les progressistes, les humanistes, les écologistes, les camarades. Nous, cette pluralité qui devrait être une force. Nous, ces divisions et ces petites chapelles qui manquent du soutien de chacun. Nous, nous sommes les idiots de cette histoire de domination, de cette histoire de capitalisme. Nous n'avons jamais réussi à nous réinventer, à prendre le pouvoir, à nous unir en somme. Nous avons passé notre temps à gueuler, à protester, à gagner des petites victoires et à empêcher que le monde ne sombre trop vite.
Mais ne serions-nous pas gagnants si les choses touchaient vraiment le fond ? Certains d'entre nous sont partisans de cette théorie, de cette explosion totale qui ne pourrait survenir que si le climat est nauséabond pendant longtemps. Nous ne savons pas. Nous sommes mal organisés, nous ne sommes pas d'accord, nous sommes perdus. Et puis nous sommes bêtes parfois, ne sachant même pas reconnaître les vrais ennemis, ceux qui se disent avec nous mais qui dé-servent la cause. Ces grands politiciens de gauche, ces piliers du parti socialiste, ces intellectuels qui se disent de gauche mais qui vomissent leurs merdes, Caroline Fourest, BHL, tous ces racistes bien-pensants qui se croient les émissaires d'une République exemplaire, tous ces bourgeois qui se pensent amis des dominés. Et nous, nous ne disons rien, nous nous divisons. C'était le but, c'était leur stratégie, se faire passer pour des gens comme nous pour nous diviser, des libéraux déguisés en coco, des racistes déguisés en humanistes. Nous vous rejetons autant que tous ceux qui s'assument.
Oui vous, vous tous. Les défenseurs d'un système qui oppresse, vous qui n'avez pas de problème pour vous regarder dans une glace, vous qui tentez de posséder toujours plus pendant que d'autres boivent de l'eau dans des flaques. Vous qui pensez surfer sur la vague de la misère pour vous faire élire, vous qui montez les gens contre les autres putain, c'est contre vous que vous devriez tous nous monter, bandes d'opportunistes, vous les racistes, les capitalistes, les libéraux, les économistes de l'austérité, les dirigeants, les communicants, les publicitaires, les grands médias, les néo-nazis, les colonisateurs, les chefs de guerre, les Républicains, les frontistes, les tricheurs, les manipulateurs. Vous me dégoûtez, vous nous filez des boutons, vous avez tellement bien organisé votre domination et notre atomisation que vous pouvez continuer à nous piller, à nous expliquer que les chômeurs coûtent cher, que la France n'a plus d'argent, que c'est la crise, et vous pouvez continuer de vivre dans votre bulle de merde qui sent bon, et vous pouvez continuer de parler de transition écologique tout en finançant des constructions d'autoroutes, et vous pouvez détourner tout l'argent du monde en évitant la prison, et vous pouvez continuer de prétendre que les musulmans sont dangereux, que les femmes violées devraient s'habiller autrement et qu'il faut rembourser la dette de l’État. Vous allez continuer, impunément, à vous foutre de la gueule de tout le monde, n'est-ce pas ? Pourquoi arrêteriez-vous en même temps, vous êtes intouchables.

Et voilà. Ils nous sortent un candidat gauchiste aux primaires du PS pour faire croire qu'il y a un élan de changement, que la gauche se renouvelle, qu'il va y avoir du combat idéologique. Ils sortent le mec de nulle part, ils le font élire en 10 jours. A l'heure de la télé-réalité, la politique c'est l'affaire de quelques bons gars qui s'y connaissent un peu en Twitter et compagnie et ils te sortent un produit qui va séduire en moins de deux. Ils nous ont habitué à décider vite, à réfléchir avec notre feeling du moment plutôt qu'en prenant notre temps et en nous instruisant. Ils ont mis toutes leurs énergies pour abrutir le peuple et pour lui donner de quoi avoir l'illusion d'être souverain et en capacité de choisir. Démocratie. La blague. Ils nous ont volé les mots, ils ont changé leurs sens, ils nous ont fait croire que la démocratie c'était choisir le moins pire des fils de pute. Et là ils nous font croire que Benoît Hamon est un gauchiste, un petit gars du peuple. Ils ont repris la même recette qu'ils avaient utilisés avec Obama ou Trudeau, un mec jeune, qui a la classe, qui kiffe, qui a le swagg, qui écoute du rap, qui est humain avant tout quoi, qui est « di-ffé-rent ». Ils nous font la version anti-libérale avec Hamon après nous avoir sorti la version ultra-libérale avec Macron. Mais c'est la même formule magique, la même illusion, le même vent sidéral qui attend les pauvres bougres qui vont voter pour l'un ou l'autre, et finalement pour la même chose : la continuité des processus de domination et du libéralisme tout puissant. Ils ne jouent plus depuis longtemps, ils ont gagné, ils ont tous les as. Et pour ne pas se la jouer « ils n'ont pas de visage », ils c'est Juncker, Barroso, Draghi, Merkel, Trump, Blankfein, Netanyahou, Hollande et j'en passe. Et franchement, ils nous ont bien niqué.
Mais heureusement, la Terre a quatre milliards d'années, et elle a entrepris de se débarrasser de moi, de toi, de lui, de nous, de vous et de eux-tous. Et comme dirait Chris Corda, fondatrice de l’Église de l'Euthanasie, « Save the planet, kill yourself ».
Peace.
PS: Dessins par Nko
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