Interview de Richard S. 48 ans
- Molluscum Contagiosum
- 26 déc. 2016
- 6 min de lecture
Dans le cadre de nos réflexions au Torchon, nous souhaitons tenter de comprendre, tout au long d'un dossier, le rapport des gens à leur travail. Philosophiquement parlant, quels liens animent les travailleurs avec leurs postes, leurs collègues, leurs expériences? Pourquoi travaillons-nous? Qu'est-ce que ça apporte réellement? En comprenant les enjeux liés au travail, nous espérons contribuer à sa désacralisation. Sans question type, nous avons juste des sujets à aborder, et nous nous laissons guider par la discussion. Si vous voulez interviewer autour de vous, faîtes le nous savoir.

Est-ce que tu peux m'expliquer un peu ce que tu as fait comme travail ?
J'ai commencé à travailler à 14 ans en pré-apprentissage de cuisine, pendant 3 ans. C'était en 1984, je faisais un CAP cuisine. Je suis parti au service militaire à 18 ans, et quand je suis rentré j'ai bossé en restauration, comme second de cuisine. J'ai eu mon restaurant en 1991, où j'étais chef de cuisine, mais l'expérience s'est terminée en 1992. J'ai laissé le restaurant à ma collaboratrice, et j'ai continué la restauration mais plutôt en collectivité, pour pouvoir voir mon fils de 3 ans le week-end et les vacances.
En 1993, j'ai rebondi sur l'intérim, notamment pour pouvoir privilégier ma vie de père (j'étais divorcé).
En intérim, j'ai fait beaucoup le manœuvre (de manutention). Il fallait que je fasse mes preuves pour qu'ils me fournissent du boulot, il fallait être prêt au pied levé, parfois 4h par ci, 4h par là, il fallait que je mette un pied dans les boîtes, que je fasse mes preuves auprès de la société d'intérim.
Au bout d'un certain temps, j'ai passé mon CACES (Certificat d'Aptitude Conduite d'Engins de Sécurité) pour être cariste notamment. Les missions étaient plus longues, plus intéressantes. C'était mieux payé et moins physique. La formation était payée par ADIA (agence d'intérim), ils m'ont proposé car ils étaient en demande de caristes. Ils ne font jamais rien par hasard.
Tu peux détailler ton parcours d'intérimaire justement ?
Ça fait 23 ans que je fais de l'intérim. J'ai fait plusieurs boîtes, Supplay, Manpower, et 15 ans chez ADIA. C'est eux qui m'ont fidélisé, ils me donnaient du travail en permanence, ils m'ont payé les permis. Le CACES et d'autres permis, chargeuse à pneu, chargé de wagon. Je me suis spécialisé dans la conduite.
Les missions, j'en ai eu beaucoup. C'est difficile de savoir combien. Je dirais au moins 50, d'une semaine à 18 mois. 50 boîtes, ça veut dire 50 fois où il faut s'intégrer, où il faut s'adapter pour être compétitif. La répétition de l'intégration ça me permettait de casser la routine, de découvrir des nouveaux corps de métier, des nouvelles personnes, de ne pas aller au travail à reculons. Je ne voulais pas de CDI.
Pourquoi ?
Pour pouvoir être libre de mes mouvements du jour au lendemain. Pour pouvoir rester libre. Pour moi le CDI c'est synonyme d'engagement, d'enclave, de perte de liberté. Malgré la précarité que ça engendre, j'y trouve mon compte. L'objectif de devoir s'intégrer me satisfait.

Et donc aujourd'hui tu es en CDI intérim, c'est quoi exactement ?
On me l'a vendu (Adecco, filiale d'ADIA) comme ça « ça fait 20 ans que vous êtes en intérim, là c'est la cerise sur le gâteau, c'est la consécration, vous êtes un bon élément ». Ils m'ont chanté la messe, ce sera la fin de la précarité. Au final c'est la double peine, j'ai la contrainte du CDI et de l'intérim. En gros, j'ai le couteau sous la gorge, on m'appelle le matin pour l'après-midi, je ne peux plus dire non, on doit être disponible tout le temps. Tu dois être tout le temps joignable, disponible tout le temps. J'ai des congés que je dois poser, mais ils s'arrangent sur les plannings, t'es jamais vraiment tranquille, ils te rajoutent des missions pendant tes jours de congés. Ça fait perdre les pédales. Là ils m'ont bloqué sur la même entreprise où il faut du monde en permanence, entre les congés, les maladies. Je suis le mec ultra-flexible. Ils m'avaient vendu « l'intérimaire privilégié mieux payé », mais en fait, t'as plus de vie. T'as plus les compléments Pôle Emploi, t'as plus les primes d'intérim. T'es payé au taux horaire de l'entreprise, ton salaire est variable en fonction des jours travaillés. Au final, je peux me retrouver payé au lance pierre. Ils t'assurent un mois à 1200 euros si il n'y a pas de travail. Comparé au chômage, ce n'est pas vraiment avantageux.
Par rapport au discours, ça n'a rien à voir. Trop tard, je ne peux plus démissionner, repartir de zéro, ils me tiennent par les couilles. Ils ont mis fin à 20 ans de liberté, moi j'avais rien demandé.
Je cherche une solution pour pouvoir me barrer et pour ne pas y laisser des plumes. Arrivé à un certain âge, t'es habitué à un certain confort. En Ardèche, le boulot ne court pas les champs. Au final, ce CDI, c'est 100 % d'intérêt pour eux et 0 pour moi.
"Il faut changer le système où le pognon est aspiré par le haut et les classes du bas doivent survivre"
Et quand t'étais jeune, t'avais des rêves ? T'avais quel rapport au travail ?
On m'a demandé de choisir un métier à 14 ans, j'ai pris la restauration comme à la loterie. Je m'y suis intéressé grâce à des gens que j'ai rencontré. C'est un métier créatif si tu te tiens pas à un rôle d'exécutant. Moi j'ai foiré ma scolarité, j'avais redoublé ma 5ème, il fallait que je m'oriente vers un truc professionnel directement. A 14 ans, tu ne te projettes pas dans l'avenir, c'est compliqué de choisir. Ma frangine elle avait des idées, mais moi je bouffais la vie, l'école c'était pas ma préoccupation. Aujourd'hui, si je fantasme, je voudrais un boulot autour du bois, ébéniste, avec des contraintes horaires cool, en rapport à la matière, quelque chose de manuel.
Ça t'inspire quoi la notion de travail d'une manière générale ?
L'indépendance, l'autonomie. Ne plus dépendre des gens qui ont du mal à s'occuper d'eux-mêmes…
J'ai jamais eu de rapport conflictuel avec le travail en tant que tel. J'ai déjà eu des désaccords avec les collègues, mais c'est un challenge pour moi de m'entendre avec l'autre, via l'humour ou l'analyse, pour réussir à casser les incompréhensions. Les collègues, c'est un moyen de se sociabiliser. Pour quelqu'un de réservé à la base, avec une drôle d'enfance, un père qui nous rabaissait, tu pars avec un handicap. Le travail m'a permis de me lancer des défis, de trouver des solutions à des problématiques.
Quand le travail me prend la tête, je n'y vais plus. Ça m'est arrivé de partir en claquant la porte, quitte à perdre de l'argent. J'ai toujours essayé de trouver un intérêt à ce que je faisais. Ce n'est pas toujours passionnant, mais j'essaie de trouver un aspect ludique. Ça peut même être la satisfaction de rendre un lieu propre en l'ayant trouvé sale.
Quand tu commences à bosser à 14 ans, tu te construits autour du travail, sur certaines valeurs.

Lesquelles par exemple ?
La satisfaction de rendre quelque chose de fini. De s'engager et d'aller jusqu'au bout, correctement. J'engage mon amour propre, c'est pour moi que je travaille. C'est un échange, un service contre un salaire.
Le respect aussi, mais c'est fusionnel avec ta propre personnalité.
Pour toi, travailler c'est nécessairement être salarié ?
Non, travailler c'est fournir un effort pour récupérer quelque chose, mais pas forcément monétaire, s'occuper d'un terrain par exemple ou retaper sa maison. Quand tu vis en autarcie, tu bosses peut être plus, mais le fruit de ton travail est 100 fois plus intéressant car tu le fais pour toi. Si je pouvais sortir du système je le ferai. Mais c'est compliqué, surtout quand tu t'es créé sur le système, ça demande un gros sacrifice. Et c'est difficile avec une vie de famille. Je voudrais vivre de mes légumes, de mon électricité avec mon éolienne, revenir à une vie simple. Être autonome en bouffe et en énergie. Mais ça t'oblige à te dé-sociabiliser, sauf si tu vends de ta production. En tout cas, ça bouscule tout ton mode de vie, ça demande des sacrifices.
Et l'idée du chômage, ça t'inspire quoi ?
C'est assez abstrait pour moi, par rapport à mon parcours, car j'ai toujours eu la "chance" de travailler, du coup je me suis toujours dit que quand tu veux, tu peux bosser. Je n'ai pas ce rapport à la galère, même si je commence à comprendre ce que certains peuvent vivre, à devoir accepter tout et n'importe quoi. Il y a sûrement des solutions mais il faut changer le système où le pognon est aspiré par le haut et les classes du bas doivent survivre.
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