Interview de M. 72 ans
- Molluscum Contagiosum
- 26 déc. 2016
- 6 min de lecture
Dans le cadre de nos réflexions au Torchon, nous souhaitons tenter de comprendre, tout au long d'un dossier, le rapport des gens à leur travail. Philosophiquement parlant, quels liens animent les travailleurs avec leurs postes, leurs collègues, leurs expériences? Pourquoi travaillons-nous? Qu'est-ce que ça apporte réellement? En comprenant les enjeux liés au travail, nous espérons contribuer à sa désacralisation. Sans question type, nous avons juste des sujets à aborder, et nous nous laissons guider par la discussion. Si vous voulez interviewer autour de vous, faîtes le nous savoir.

Est-ce que tu peux m'expliquer un peu ce que tu as fais comme travail ?
A partir de 13 ans, j'ai travaillé dans une filature, là où on fait du fil. A l'époque on pouvait travailler à 13 ans, ce n'était pas comme maintenant. Puis à 16 ans, je me suis mariée et j'ai élevé mes trois enfants. Je suis retournée travailler vers 35 ans, une fois que ma dernière était grande. De là, j'ai fait 19 ans en grande surface. J'ai commencé comme vendeuse en charcuterie (elle rigole, sans doute parce que je suis végétarien). Je faisais les services nocturnes, je finissais à 22 heures. Mon mari venait me chercher, ça a duré 4 ou 5 ans. A un moment donné il y a eu une place libre en cuisine, au traiteur et j'ai fait ma demande. Comme ils étaient contents de moi j'ai été prise, et là je faisais 6h-12h tous les jours. Je devais faire la cuisine, les plats préparés, m'occuper des buffets. J'avais pris un peu de grade.
Et ça t'a fait quoi de prendre du grade justement ?
Ça m'a rendu fière de moi car je n'avais pas été à l'école très longtemps, là j'avais des responsabilités, je devais être polyvalente, je devais m'occuper des commandes. Surtout, on était content de moi. Moi, je croyais que je n'étais pas faite pour avoir des responsabilités. Mon mari était du genre à me diminuer. Quand je suis partie travailler, c'était problématique pour lui, car dans sa tête, une femme n'était pas faîte pour travailler, surtout pas sa femme. Du coup, il a mis des conditions au fait que j'aille travailler. La maison devait être dans le même état, il fallait qu'il y ait à manger quand il rentre. En gros, il voulait que rien ne change dans sa vie. Il a vite compris l'intérêt que je travaille puisque je ramenais de l'argent et a vite changé son fusil d'épaule. Bon, étant donné qu'il devait venir me chercher à 22h du lundi au samedi parce qu'il n'y avait pas de métro ou de bus, ce n'était pas toujours la joie. Mais quand j'ai changé d'horaires et que c'était le matin, il m'accompagnait avant de partir au boulot. Tu sais, heureusement que j'ai travaillé. Aujourd'hui je touche 1.200 euros de retraite par mois en cumulant la retraite de mon mari et la mienne. J'ai perdu des annuités avec l'éducation des enfants, mais si j'avais eu juste la retraite de mon mari, je ne pourrais pas me permettre ce que je me permets aujourd'hui.

Et alors, qu'est-ce que ça te faisait de travailler, ça t'apportait quoi ?
Le travail m'a libéré, je n'étais plus la même au travail. Mon mari était très jaloux, il n'avait pas confiance car dans ma famille « il y avait beaucoup de paires de cornes ». Là, je travaillais avec des hommes en plus. Mais ça m'a libéré, je n'étais plus du tout la même, je m'éclatais au travail, j'étais une autre personne, j'étais bien, jusqu'à ce que ce soit Leclerc qui nous rachète (autrefois c'était SUPER M puis INNO). Je blaguais avec les collègues (sans aller trop loin hein), je me foutais de la gueule de mon chef. Je n'étais plus la même, si mon mari m'avait vu il n'aurait pas apprécié. A la maison, mon mari ne savait pas ce que c'était la blague (c'était un immigré italien), et ce n'était pas toujours facile. J'étais soumise. Si bien que quand il est décédé, j'avais tellement peur de me retrouver toute seule que j'ai plongé. D'un sens, il me protégeait, même s'il m'étouffait. C'était lui qui décidait de tout. J'ai eu peur de devoir prendre les décisions. Ça fait 15 ans qu'il est mort et je prends toujours des médicaments, c'est le seul moyen de me sentir bien dans ma peau. Il m'a modelé à sa façon, c'était un peu comme mon père.
Pause. Le regard de M. se fige dans ses souvenirs. La discussion sur le travail, dans ce cas, ne me semble pas dissociable des sujets de l'amour, et de la vie familiale, et il me semble important de continuer de creuser sur ce sujet.
"Il était beau, du coup je lui pardonnais tout"
Quand j'étais petite, je n'avais personne qui pouvait me protéger, j'étais un peu livrée à moi-même. C'était nous (les enfants) qui menions notre barque. Quand je me suis mariée, j'ai cru que ça allait me changer la vie, mais pas vraiment. La jalousie de mon mari m'a un peu pourrie la vie. Il a changé quand on est parti vivre en Italie à la retraite. Il était fier de moi car j'ai appris toute seule l'italien. C'est moi qui me suis débrouillée pour dialoguer avec les gens. C'est moi qui m'occupait des pensions des gens. […] Mais bon, j'ai eu trois beaux enfants et cinq beaux petits-enfants.
Au travail, j'avais des responsabilités comme je disais il fallait que je gère, que j'organise les commandes, les buffets, la mise en route des rayons. Je me sentais maître de tout. C'est moi qui prenais les décisions.
Est-ce que tu avais des rêves quand tu étais petite, un travail rêvé ?
Non. A part me marier et partir d'où j'étais. Je faisais parti d'une famille de « basse classe », des alcooliques qui se battaient. J'avais honte, je voulais sortir de là. Mon mari ne buvait pas, j'étais contente, ça m'a rassuré. On était pauvre et je rêvais d'une vie plus « classe ». Je pensais qu'avec le mariage tout allait changé, mais pas tant que ça au final. Bon, j'étais moins pauvre, mes enfants n'ont pas vécu ce que j'ai vécu, il n'ont pas vécu la pauvreté (voir rejet de classe). Ma mère ne m'aimait pas trop car j'étais rouquine. Mon frère me chantait une chanson qui me mettait hors de moi, je ne pouvais pas le voir mon frère. Dès que je suis sortie de la maison, je ne disais plus de gros mots. J'étais fière d'être avec mon mari car on ne manquait de rien et il était beau, du coup je lui pardonnais tout. Il était beau et il était avec moi, une rouquine. J'en ai souffert d'être rousse.
Quand je vois mes petits-enfants, je suis heureuse, car je me dis que mes gènes sont quelque-part. Et ils ne sont pas idiots alors que j'avais l'impression d'être nulle. Ils ont tous une bonne situation, et ça c'est important.

Pour se recentrer un peu, ça te fait quoi quand tu vois tout le chômage aujourd'hui ?
Ça me rend malheureuse. Ça et le SIDA. Les jeunes ne peuvent pas faire leur vie comme il faut. Quand je vois un jeune dans la rue qui fait la manche, ça me fait mal. C'est le système qui a changé. Tous ceux qui sont au gouvernement sont nuls, ils ne pensent qu'à s'en mettre plein les poches. Du moment qu'ils ne changent pas ma retraite, ça me va.
Tu peux m'expliquer ce qui a changé dans ton travail quand Leclerc a repris le magasin ?
Avant j'adorais mon travail, même si j'étais fatiguée, j'y allais avec le baume au cœur. Physiquement, ça allait, j'avais la fierté du travail fini, ça me motivait. En 1995, quand Leclerc à racheté Inno, c'était la catastrophe. Il y avait une pression psychologique, ce n'était jamais assez. Tu savais que tu avais l'épée de Damoclès au dessus de la tête, le moindre faux pas, c'était la porte. J'ai été licenciée moi. Je ne voulais pas travailler pour eux. Un jour, ils m'ont dit de changer les étiquettes des foies-gras périmés, après Noël. Il fallait que je monte sur le rayon pour le faire. Je leur ai dit qu'il n'était pas question que j'escalade le rayon à mon âge, j'ai dit non. J'ai dit « Et si je tombe, et si je me tue ? » et ils ont dit « on est assuré ». J'ai refusé de le faire, on m'a envoyé au bureau et j'ai été licenciée. Quand ils ont repris Inno, nos salaires étaient hauts car on avait de l'ancienneté. Ils voulaient des petits contrats, sans ancienneté, et ils faisaient tout pour que tu partes. J'ai été virée avec un chèque. Avec cet argent, j'ai acheté une parabole pour qu'on capte la télé italienne.
Leclerc c'était des enfoirés, ils avaient une sale réputation, je ne voulais pas travailler pour eux. C'était marche ou crève. Les ouvriers n'étaient rien pour eux, ils n'étaient jamais respectés. J'y vais quand même chez Leclerc maintenant... L'enseigne c'est Leclerc mais c'est dirigé par un type. Le notre, il nous demandait de venir le soir pour faire les inventaires, gratuitement ! J'ai dit non, je ne travaille pas gratos moi.
Tu penses quoi des caisses automatiques aujourd'hui ?
C'est dégueulasse, ils suppriment du personnel, je ne suis pas du tout d'accord. Ok, il faut qu'il y ait du modernisme, il faut toujours essayer d'aller de l'avant, mais là ça supprime du personnel. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'autre ? C'est marche ou crève maintenant. Faut toujours que l'ouvrier il paye pour les gros… pour ceux qui…. Ce n'est pas normal.
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