Mâle Blanc Dominant
- Molluscum Contagiosum
- 13 déc. 2016
- 6 min de lecture
Il est de ces choses qu'on a parfois du mal à expliquer. Elles sont là, dans le fond de votre tête, au milieu de ce champ à l'abandon, où poussent vos peurs, vos tristesses et vos illusions de compréhension. Ces choses informes qu'on peine même à décrire. Un cheveu sur la langue de vos ressentis si je puis dire, une idée lointaine qui ronge la réalité bien concrète, elle. Le manque de vocabulaire et de matières théoriques n'aidant pas, vous avez le sentiment d'être condamné-e à vivre avec cette idée sans mot. Un jour ceci-dit, un deus ex machina vient vous libérer.
La scène qui nous intéresse ici a lieu dans un bar, dans les bas-fonds d'une ville qui ne vaut pas la peine d'être citée. La fatigue d'une semaine de festival vient marquer les visages des protagonistes qui, galvanisés par une auto-persuasion efficace, croient pouvoir oublier celle-ci dans les bulles de la bière. Alcool, degrés élevés, lubrifiant social ancestral, libérateur malsain d'une pression accumulée au gré des longues heures de bénévolat infligé, pour la beauté du geste. Les regards deviennent bienveillants, les ancien-ne-s inconnu-e-s vous semblent familier-e-s, et on en serait presque à se croire à la maison, accoudé à la chaise du voisin-e. Le bruit est là, présent, englobant presque.

Je suis attablé avec ces inconnu-e-s familier-e-s, avec cette mixité humaine pour qui j'ai développé une curiosité passionnante, avec qui j'échange sur la vie et sur la journée. L'alcool brouille les pistes, la fatigue se fatigue elle aussi, et l'heure du sommeil est repoussée pour un échange, pour un jeu, pour un souvenir agréable à graver dans nos disques durs cérébraux. Cette femme arrive à la table, visiblement en ayant commencé la fête bien avant moi, bien avant les autres. Elle s'agrippe aux cous qu'elle trouve, s'accapare l'attention, couvre le bruit ambiant de sa voix stridente. J'attends, je continue ma conversation, j'essaie (vraiment) de faire abstraction mais sa présence devient gênante. Non contente de parler fort, elle semble décidée à ce que toute l'attention lui soit consacrée, m'empêchant presque un dialogue avec ma voisine. Alors je craque, fatigué de ma longue journée, fatigué de ma longue semaine, fatigué de ses hurlements que je pardonne, malgré tout, connaissant le pouvoir de l'ivresse, et je lui demande, agressivement je le confesse, de parler moins fort.
Toutes les réactions étaient possibles. Elle aurait pu me comprendre et être d'accord avec moi, s'excuser et baisser le volume. Elle aurait pu m'envoyer bouler tranquillement. Elle aurait pu également ne pas m'entendre, trop occupée à gueuler tout et n'importe quoi. Mais elle s'est sentie persécutée, en tant que femme, persécutée par « ce mâle blanc dominant » qu'elle a vu en moi et qu'elle a pointé du doigt. L'attention n'était plus sur elle, non, elle était sur moi, le rabat-joie probable qui venait brider l'émancipation féminine. Mon acte, de prime abord, n'avait aucune volonté sexiste ou bien même, dominante. A mes yeux, c'était la simple expression d'une exaspération tout à fait légitime. Que la personne en face eut été un homme, ma réaction aurait été la même. Probablement. Comment en être sur ? Cette situation réveille des questionnements.

J'ai lu « La Domination Masculine » de Bourdieu, j'ai créé des démarches d'animation pour lutter contre l'inégalité genrée, j'ai attaqué les stéréotypes, j'ai souvent brandi mon drapeau de féministe, j'ai valorisé les femmes, j'ai même déconstruit ma possessivité dans le couple. Malgré tout, c'est dans mon habitus, pour continuer avec Bourdieu, c'est-à-dire dans ma manière de faire et de penser, dans mon code social presque. La domination masculine pullule dans les rapports sociaux, dans l'éducation, dans l'amour, dans les interactions… L'homme est sommé d'être un buveur, un couche-tard, un sportif, un grand garçon, une bête de sexe, un mâle dominant, qu'on le veuille ou non. On lutte, on déconstruit, on essaie de se débarrasser de cette maladie sociale, mais il faut remonter au plus profond de notre code, trouver la source originelle et la remplacer par son néo-militantisme féministe. Ce qui n'est pas évident.
A quel point puis-je donc être féministe en étant un homme élevé dans une société profondément masculino-dominante ? A quel point puis-je être anti-raciste en n'étant pas une minorité stigmatisée pour son origine ? A quel point puis-je être pro-palestinien en étant un bobo français du centre-ville ? A quel point puis-je être anti-capitaliste en étant un être social ?
Cette femme s'était probablement trompée de cible, ou en tout cas de répartie. Mais son réflexe d'opprimée ne peut me laisser indifférent. Combien de réflexions avait-elle reçue dans sa vie avant cette soirée dans ce bar du centre-ville ? Combien de fois s'était-elle sentie bridée dans son être de femme pour se sentir attaquée par mon exaspération ? Après tout, ne suis-je pas du même moule que tous les vrais « mâles blancs dominants » qui ont croisé sa route et qui ont forgé sa colère ? N'ai-je pas été moi-même parfois ce mâle blanc dominant qui coupe la parole, qui parle plus fort, qui se sent plus légitime, avec d'autres qu'elles ? Peut-être que je méritais d'être traité de la sorte après tout, résultante magnifique que je suis de plusieurs millénaires de formatage genré.
Mais une autre question me vient tout de même. A quel point suis-je inévitablement perçu comme un macho, un dominant, un sexiste, un mâle supérieur, du fait que je sois tout simplement un homme ? Comment prouver que je n'en suis pas, moi, que j'essaie vraiment de ne pas hiérarchiser, de ne pas penser que mon sexe me confère plus de droit ? Est-ce simplement possible ? Comment montrer aux victimes d'un modèle que je n'en suis pas le garant, ni même l'émissaire ? Comment m'innocenter d'attitudes invisibilisées ? Cette version de l'article n'est pas la première. J'ai fais lire et relire, sentant la pente glissante se découvrir devant moi, tantôt compris, tantôt critiqué. Ne serait-ce que d'écrire sur le sujet provoque un débat, débat qui vient nourrir finalement mon propos. Cette femme n'est qu'une individualité et il est difficile de parler des femmes uniquement avec cet exemple, mais son attitude meurtrie semble le reflet d'une société qui maltraite inévitablement ses mères, ses filles, ses sœurs. On parle souvent des inégalités concrètes, du temps de travail, des salaires, du harcèlement de rue. Mais en lisant mon article, on m'a redit, on m'a engueulé presque, on m'a rappelé qu'en tant que femme, tout est différent, que le sexisme allait bien au-delà de l'économique et du travail, et qu'après tout, je ne pouvais pas le mesurer moi, l'homme. Et c'est bien là mon propos. Je constate, je déconstruis, je lis, je comprends les enjeux de socialisation qui sont différents et qui m'ont programmés pour être mauvais joueur, compétiteur, leader, coupeur de parole et dragueur en puissance. J'essaie de combattre mais je n'y arriverais probablement jamais en entier, et quand bien même j'y arriverais, je ne resterais qu'un homme qui a l'illusion de comprendre, ce qui est bien moindre qu'une femme qui subit.
Cet article que j'entendais comme un mea culpa débile devient en réalité la plainte d'une blessure narcissique masculine pour certain-e-s, l'illusion féministe selon d'autres, une pensée pertinente pour quelques un-e-s. Pour moi, ce n'est qu'une interrogation. Je crois que j'ai longtemps eu l'impression que le simple fait de me sentir féministe faisait de moi un féministe, alors qu'en réalité, tant que le combat n'est pas fini, tant que l'égalité n'est pas que dans ma tête, je peux moi aussi être l'écho d'une souffrance que je n'ai pas désiré faire ressentir.

Malgré les luttes, il me semble nécessaire aujourd'hui de pouvoir critiquer et gueuler sans être taxé d'anti-ceci, de traître à cela trop rapidement. Bien qu'elle ait eu toutes les raisons de me traiter de « mâle blanc dominant » ce soir-là, parce que finalement, c'est ce que je suis, cette femme parlait fort et c'était emmerdant, et me retenir de le dire aurait été une oppression également. Alors peut-être, en humble conclusion, qu'il faudrait réfléchir à lutter contre les réflexes et la paresse intellectuelle. De mon côté par exemple, il va falloir que je continue mon travail de déconstruction de mon conditionnement genré, en comprenant que pour être un vrai féministe, cela va me demander plus d'efforts, tout en continuant de clamer ma liberté de gueuler et de me plaindre que tu parles fort toi la femme, toi l'homo, toi l'enfant, toi l'étranger, toi l'opprimé-e (…). Après tout, peut-être qu'à force de se gueuler dessus on comprendra que le véritable oppresseur, c'est le système.
Pour aller plus loin :
Et une pensée particulière aux copines du collectif des salopettes
et à Siana pour la relecture
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